Une nouvelle condition sociale

Les changements économiques, sociaux, institutionnels, anthropologiques des 70 dernières années dessinent une nouvelle condition sociale. Son premier trait c’est l’entrée dans le changement climatique : il est irréversible. Il amène avec lui son lot de catastrophes « naturelles » dont les conséquences sont bien sociales. Quand le cyclone Chido tue tant de monde à Mayotte et dévaste tous les habitats de fortune, c’est une condition sociale qui s’expose plutôt qu’une inévitable fatalité. Quand les compagnies d’assurance se retirent de chez certains, quand l’eau ne coule plus au robinet, quand les pics de pollution de l’air sont toujours dans les quartiers populaires : c’est l’expression d’une nouvelle forme de la lutte des classes pour le bien-être. De même pour la nouvelle condition sanitaire issue de notre rapport morbide à la nature. La malbouffe, les épidémies de diabète, d’obésité, les pandémies déclenchées par les zoonoses ne frappent pas riches et pauvres à parts égales.
La jeunesse est aussi devenue à part entière une condition sociale discriminée par l’âge. Bien sûr, elle conserve en son sein des inégalités fondamentales entre les jeunes héritiers et les autres. Mais le néolibéralisme s’est servi de cette classe d’âge comme chair à précarisation. D’années pour choisir sa vie, expérimenter et s’installer, la jeunesse a été transformée en années de galère. Un jeune sur deux qui travaille le fait sous un contrat précaire quand cette situation concerne en général un actif sur cinq. L’accès aux études supérieures a été transformé en course d’obstacles. Les jeunes de l’enseignement professionnel sont traités comme une main-d’œuvre sous payée avec la généralisation aveugle de l’apprentissage. Les jeunes sont aussi les premières victimes de l’accumulation engendrée par la spéculation sur le logement. Un jeune locataire dépense en moyenne la moitié de son revenu pour payer son loyer. Quant à devenir propriétaire du logement qu’on habite, c’est tout simplement hors d’accès pour une grande partie des jeunes. Résultat : accéder à l’autonomie est devenu une lutte. L’âge moyen du premier emploi stable est passé de 20 ans dans les années 1960 à 27 ans aujourd’hui. Et la moitié des femmes et hommes majeurs de moins de 30 ans sont contraints de vivre encore chez leurs parents. Ainsi, l’expérience concrète des premières années de l’âge adulte a été totalement transformée. Plutôt qu’une antichambre de la vie, c’est devenu un paroxysme de la maltraitance néolibérale.
La classe ouvrière n’a plus le même visage. Le salariat a totalement changé. Le capitalisme s’est réorganisé pour tenter de faire face à son ralentissement productif et aux résistances sociales. Les grandes concentrations industrielles intégrées, bastions du syndicalisme ont été éclatées, disséminées, délocalisées. La classe des exploités existe toujours, et elle est toujours majoritaire. Mais les ouvriers, qui représentaient 39 % de la population au début des années 1960, ne sont aujourd’hui plus que 21 %. Parmi eux, un sur deux travaille dans le secteur de la logistique et des transports. L’ouvrier du flux soumis à des cadences et à un contrôle qui n’ont rien à envier aux chaînes de montage d’autrefois est une figure centrale du monde du travail de notre époque. Tout comme l’est celle de l’employé de la grande distribution, l’auxiliaire de vie, l’aide-soignante, l’agent d’entretien, le livreur et tant d’autres. Il n’y avait aucun travailleur ubérisé en 1958. Ils sont 300 000 dans la France de 2024. Ils et elles ont rejoint les soudeurs, couvreurs, maçons, métallos dans les rangs des premiers de corvée. À l’origine de toute la richesse de notre pays, ils sont les plus mal payés, précarisés et méprisés, et ce malgré un niveau de qualification et d’instruction plus élevé. Ils constituent la nouvelle classe ouvrière.
Cette nouvelle identité française s’exprime enfin dans la nouvelle condition urbaine du peuple français. 80 % de la population française vit en ville. C’était 55 % en 1958. Mais surtout, le rapport à la ville a changé. Elle est devenue une ressource ou une source d’exclusion. Car accéder aux bonnes villes, aux bons quartiers, c’est aussi accéder aux bons médecins, aux bonnes écoles, aux bons transports comme à tous les réseaux indispensables à la vie moderne. En être exclu, c’est l’inverse. De sorte que la condition populaire urbaine peut se décrire par ses déserts. Pas de médecin, pas de gare, pas de banque, pas d’école : on énumère ce qui manque. Cette réalité sociale traverse de larges parts de la population, des quartiers populaires à la ruralité, des couronnes périurbaines aux sous-préfectures. Elle signale l’entrée de notre pays dans une nouvelle condition sociale : l’ère du peuple.
La nouvelle France s’affirme
Voilà la nouvelle France, telle qu’elle est. Elle existe déjà en soi. Elle ne désigne pas une petite partie avant-gardiste de la population ! Au contraire, l’ensemble du peuple est impliqué. Il est défini par son conflit d’intérêt avec l’oligarchie. Celle-ci s’est approprié les réseaux collectifs dont dépendent la vie quotidienne. Ce peuple prend conscience de lui-même lorsqu’il engage activement la lutte pour le droit à l’autonomie individuelle et au contrôle de soi. Ces dernières années, le mouvement réel de la « nouvelle France » a été puissant sur de multiples fronts. La lutte féministe bien sûr, dont la nouvelle vague est à la pointe du combat pour la liberté. La lutte antiraciste a montré le beau visage de l’aspiration à l’égale dignité. La mobilisation pour la paix et la justice en Palestine a exprimé le lien invisible et bien réel qui se forme entre les opprimés sans droits du monde entier. La révolte des Gilets jaunes, partant d’une condition typiquement urbaine, a fini par proposer un programme de partage des richesses et du pouvoir global. Notre pays a aussi été traversé de mobilisations locales contre la fermeture de services publics, des mobilisations pour un plan d’urgence pour les écoles de Seine-Saint Denis aux manifestations historiques pour la réouverture des urgences et la défense de l’hôpital public à Carhaix. La lutte de la nouvelle France, c’est aussi le mouvement historique par son nombre contre le vol de deux ans de vie par Emmanuel Macron retardant l’âge de départ à la retraite à 64 ans.
Non, le peuple français n’est pas endormi, apathique, résigné. Il entre régulièrement en action dans la période récente. Chaque nouvelle éruption témoigne des tentatives de la nouvelle France de faire jaillir le nouveau monde dont elle a besoin. Il lui manque pour l’instant sa cohésion. Pour réussir, elle ne doit pas rester une mosaïque fragmentée. Elle doit s’unir et proposer des objectifs communs. Seules ses revendications peuvent la fédérer. Quoi d’autre ? La couleur de la peau ? Elle se bat précisément contre le processus de racisation des groupes et des individus. La religion ? Le peuple français compte en son sein de nombreuses religions différentes, des gens sans religion et pour cette raison adopte pour règle commune la séparation du religieux et du politique. Une langue ? Mais la langue française est en partage avec 28 autres pays et 500 millions de locuteurs. Des traditions culturelles immuables ? Ce serait épouser l’illusion d’une culture française figée dans le passé quand la réalité de la créolisation rebrasse en permanence par de nouveaux apports depuis deux millénaires. Tout cela divise. Ce qui est devant nous nous unit puisque nous devons le faire ensemble.